Un peintre, dans une esquisse, peut saisir au vol les choses fugitives. Il peut travailler sous le coup de l'émotion, guidé par elle. Il peut modifier ce qu'il est en train de faire au gré des images changeantes qui viennent s'inscrire dans la chambre noire de son œil.
Pour un sculpteur c'est différent. La matière qu'il va travailler conditionne déjà sa vision. Ensuite, elle va lui résister durement et il lui faudra une longue patience pour la soumettre à sa volonté.
Le sculpteur procède tantôt par soustraction, taillant, creusant, arrachant au bois des copeaux, à la pierre des écailles, tantôt par addition, modelant, comme Dieu créa l'homme, ajoutant boulette de glaise sur boulette de glaise pour habiller peu à peu de chair le squelette de son ébauche.
Soustraction ou addition, deux opétations qu'on trouve dans le langage de ceux qui travaillent avec les chiffres, c'est à-dire dans un langage d'idées. C'est pourquoi le sculpteur est souvent plus un homme d'idées que de vision. Je dirai même qu'il doit suivre une idée fixe durant tout le temps où il façonne patiemment une œuvre ou plutôt qu'il doit sans cesse tourner autour d'une idée fixe.
Une fois sa sculpture faite, libre à lui de changer d'idée si le cœur lui en dit. ... encore que le cœur demeure toujours plus fidèle qu'on ne le croit à ses amours et à ses obsessions.
L'idée fixe de Weibel a toujours été l'homme, la société, la vie, tout simplement parce qu'il y a chez lui un immense besoin de fraternité, un amour fou pour tout ce qui vit. Ayant la main plus prompte que la langue, c'est à travers le métal qu'il a choisi d'exprimer ses sentiments, qu'il a choisi de dire à tous ses amis connus ou inconnus l'inquiétude qui le saisit devant la société pas toujours fraternelle où nous vivons. Les titres de ses œuvres confirment d'ailleurs ce que ses formes viennent dénoncer: «Conjuration», «Coalition», «Organisation», «Collusion» et pour lui la liberté porte ses propres chaînes.
Weibel est donc homme de cœur, homme généreux n'aimant pas l'injustice. Son cœur pourtant lui a joué des tours et un jour il a bien failli s'arrêter. Mais Weibel n'a pas pu se taire pour autant. Le besoin de communiquer est chez lui trop profond. Simplement, il a décidé de s'exprimer provisoirement par un moyen exigeant moins d'effort que le marteau et l'enclume: par le dessin.
Mais, au lieu de recourir à la mine tendre du crayon, il a préféré choisir un outil mettant toujours à l'épreuve sa patience de sculpteur et dont jusqu'ici on ignorait encore qu'il pût se mettre au service d'une sensibilité. Il a choisi le plus ingrat des instruments en apparence: le stylo à bille.
Nul hasard dans ce choix. Une plume à bille c'est dur comme un burin, tranchant comme un scalpel. C'est cet outil qu'il lui fallait pour nous rapporter les visions aiguës entrevues à l'heure où le regard sait voir encore malgré les paupières qui se ferment. Quand il rouvrit les yeux, l'œil était pour lui devenu comme une obsession.
A travers les dessins qu'il nous montre aujourd'hui, c'est toujours le même Weibel. C'est toujours le regard penché sur les humains. Mais pour aller regarder plus profond, l'œil s'exorbite, il va se ballader au bout du nerf optique. Il traîne dans les coins, il pénètre partout, il voit la mort dans l'œuf, il est au bout des doigts, il devient une fleur. L'œil de toutes les races a le même regard face au même mystère. Au lieu de les crever, comme elle pourrait le faire, la plume de Weibel multiplie sans cesse les yeux portés à l'infini.
Weibel veut vous parler. Tout ce qu'il vous raconte ce sont choses vécues, senties et que vous connaissez si vous aimez la vie, si vous aimez les hommes.
Ne redoutez donc pas de parler à Weibel. Il adore parler. Il vous dit ses secrets dans toutes ses sculptures, dans chacun de ses dessins. Dites-lui, vous aussi, tout ce que vous aimez. Parlez-lui du beau temps, de la pluie, de vos enfants, des fleurs. Oui, parlez-lui de tout, car c'est tout ça la vie.
N'ayez pas crainte de l'aborder. Ce forgeron costaud, qui sait qu'on est fragile, est aussi un tendre un peu timide. Il n'ira pas vers vous, il aime être discret. Alors venez vers lui.
Jacques CLAVEL
Dans son atelier de sa maison de Saint Sulpice, Walter Weibel travaille à la finition de son «Lever du jour», vaste fresque figurative commencée voici deux ans et qui occupe un pan de mur entier du local. Le fer dompté par le feu du chalumeau, exalté par la bouillante personnalité de l'artiste, étale au grand jour les symboles qui lui sont chers. On ne connaîtrait pas l'homme et la vive chaleur communicative de ses propos, qu'on le devinerait d'un seul regard jeté sur cette composition métallique modelée par une main romantique et musclée. Elle pourrait être œuvre peinte. Elle est de fer parce que son auteur ne résiste pas à la tentation de la matière.
On comprend l'évidence de son intérêt pour la peinture, on comprend aussi qu'elle le renvoie à la sculpture. Son «Lever du jour» est un hymne à la vie, à la naissance, à la création Oeuvre juvénile par l'abondance des thèmes qui s'y accumulent, mûre par la limpidité de leur lecture, forte par la maîtrise de l'exécution. Le soleil plongeant ses rayons dans le sol, la femme-terre à double visage et aux jambes-racines fertilisant de sève montante ses entrailles mouvantes, ses longs bras prolongés de doigts effilés irradiant l'espace, rien qui ne soit déjà dit dans cette synthèse allégorique. Elle peut faire penser à une toile de Salvador Dali, mais moins lourde d'obsessions profondes, à une tapisserie de Lurçat, mais moins aérienne, à une symphonie de Beethoven, mais sans la sérénité des mouvements lents. Walter Weibel s'y exprime totalement et de toute sa force, sans du tout cacher pour autant les sources dont il peut se nourrir, qu'elles soient d'essence littéraire ou artistique, imprégnées d'exotisme ou de mythologie. Il ne cache surtout pas l'intérêt qu'il porte à ses pairs et l'admiration qu'il a pour ses maîtres, Rodin avant tous, dont il a appris à ne jamais terminer tout à fait une œuvre, pour lui laisser une ouverture.
Sa maison est un peu comme une galerie d'exposition de ses œuvres. Il aimerait y accueillir aussi souvent que possible des peintres de la région ou de passage, des écrivains, des poètes, d'autres sculpteurs, des passionnés de culture et d'art. Confortable, de bon goût et vaste, elle est prête à cette vocation d'échanges désirés par son hôte. Sur des socles s'espacent quelques sculptures encore inachevées ou prêtes à l'expédition, attendues de lointains acheteurs. Ici, forme humaine, épurée et éclairée d'espaces découpés par le métal: Walter Weibel vient de s'engager dans une longue étude sur le corps. De place en place, des animaux (« mais je ne suis pas un sculpteur animalier», préfère préciser l'artiste), des oiseaux, pour la plupart des coqs, au plumage taillé en plaques ou en bandes nickelées ou simplement polies, un peu froids par la matière, tous vivants par les formes sous l'effet de la lumière. Mais aussi des taureaux, des chevaux, des poissons, imprégnés de l'étonnante énergie de leur créateur. Parmi ces habitants de l'eau, de l'air et du sol, des pièces abstraites ou symboliques, tel, isolé dans l'espace, ce gigantesque œil transparent, thème cher à l'artiste.
La majeure partie de son œuvre est bien entendu à l'extérieur: la décoration du «Café des Métiers» à Lausanne, les quatre F de la façade de la salle de gymnastique à Cossonay, une pièce inspirée des six bourgeois de Calais à la Banque cantonale de Prilly, le portail d'une villa à Saint-Sulpice, d'une autre à Chexbres, des pièces de plus grande envergure dans le hall d'une usine de Massachusetts, d'un grand hôtel des Caraïbes, et d'autres encore à Jérusalem, en Grèce, etc.
Sur les murs de la maison, la peinture dialogue avec la sculpture. La couleur n'y a pas toujours la première place, encore que le peintre aime s'y adonner sans référence apparente à l'œuvre sculptée: ainsi ce «Rêve» polychrome, produit de pure imagination. Pour la plupart, les toiles ou les dessins témoignent de son désir dominant d'occuper l'espace. Walter Weibel y développe plus complètement les thèmes de son univers intérieur, libéré des contraintes de la matière. Bras surréaliste surgissant de terre, tendant vers le ciel un œil globuleux, entouré d'objets dans une association insolite, posés sur un sol triste et nu. Des sujets souvent troublants, trahissant une sensibilité ardente mais jamais mièvre.
C'est peut-être vrai que Walter Weibel est difficile à vivre, puisqu'il le dit lui-même, malgré la sympathie immédiate qu'il inspire. Cela doit être le cas les jours où il ne parvient à engloutir dans son œuvre le poids de ses inquiétudes et de ses aspirations tumultueuses. Ou lorsqu'il veut faire partager ses exigences à son entourage. A 47 ans, pourquoi ne serait-il pas en droit de ne pas avoir renoncé à convaincre, à affirmer, à communiquer avec intensité, voire avec violence? Surtout quand on a quelque chose à dire. N'est-ce pas cela, et au plus haut degré, rester jeune?
Norbert Eschmann et Pierre-André Krol
Quand on aborde Walter Weibel, on n'imagine guère pour quelle destination on s'embarque. Mais pourquoi emprunter ainsi un langage marin ? Sans doute parce que l'homme rappelle, par sa carure, sa moustache tombante et son regard qui s'enfuit à l'horizon, quelque descendant de Vikings. Pourtant, l'homme est un terrien, Saint-Gallois il est vrai, de ce pays où la foi chrétienne fut implantée par de rudes moines irlandais, véritables aventuriers de Dieu.
C'est d'ailleurs dans une aventure peu banale que Walter Weibel s'est engagé, quand il passa progressivement de la gravure pour l'impressions des tissus à celle du verre et des médailles, avant de trouver sa plénitude artistique avec le travail du métal. Il ne le dit pas clairement, mais on sent qu'il devait éprouver le besoin physique de se colleter avec une matière à la fois rebelle et maniable.
Dans une petite maison de Saint-Sulpice, l'une des plus vieilles de l'ancien village, Walter Weibel a donc créé une véritable cellule: atelier au sous-sol, logis et deux pièces à la fois exposition permanente et réceptacle d'amitiés anciennes ou fugitives. Les trois fils ont collaboré avec le père pour faire d'un ensemble disparate (comme le sont souvent les maisons agrandies par les générations successives) ce havre où l'art règne en maître : un dessin au stylo bille, l'une des premières œuvres du fils aîné, des photos du cadet, un escalier construit par l'équipe familiale, un fusain esquissant la silhouette d'un bédouin jordanien donnent à l'ensemble une unité de style inattendue, une rambarde qui évoque (encore) la passerelle d'un bateau surplombe les sculptures métalliques.
Weibel se veut d'abord le descendant d'une longue lignée d'artistes-artisans saint-gallois et artisan lui-même. Après de nombreuses expériences, il a choisi de s'exprimer au moyen de la soudure autogène. Sa matière de prédilection, c'est le métal, le plus souvent le fer ; son outil, le chalumeau ; ses réserves d'énergie, les bouteilles de gaz. Mais son inspiration est à l'évidence intérieure. C'est un faux calme, un pacifiste qui brûle d'une flamme dont l'intensité est soudain révélée par un éclair du regard. Ardent, cachant sa passion sous un calme olympien, il fustige d'un rauque accent alémanique l'absurdité de notre époque qui a fait de l'art matière à consommation. La place de l'artiste dans la société, dont il est partie intégrante, reste selon lui à redéfinir. Et on le sent sincère...
Ses œuvres témoignent d'ailleurs de cette sincérité. On ne saurait en effet y déceler la moindre concession à des modes passagères.
Mieux connu à l'étranger que dans son propre pays, Walter Weibel peut ainsi se réclamer d'un vrai universalisme, celui de la sensibilité, et poursuit une œuvre où l'électisme et la continuité se mêlent avec bonheur, par exemple dans ces surfaces métalliques traitées au bronze, au cuivre ou au nickel, avec lesquelles il s'est acquis une réputation de spécialiste original et d'artiste authentique.
Pierre Farday
Avec Walter Weibel, ce grand sculpteur qui se bat à coups de chalumeau, on entre dans le monde étrange, hallucinant, fantasmagorique de la vision chimérique. Vision chimérique qui a pourtant d'étroites ressemblances avec l'homme. L'homme de tous les jours. L'homme avec son cœur insondable; son esprit fou et rebelle; ses jambes et ses mains qui ne sont pas que des accessoires...
On entre aussi, de plein fouet, dans mille mondes parallèles, où l'oiseau géant, au redoutable plumage, ouvre le dialogue avec le pauvre et le riche; le jeune et le vieux ; le néant et l'univers; le réel et l'irréel, et même avec une étoile, ou un bout de nuage. Le taureau rageur, sous le sang de la banderille, n'est pas le jouet d'un monde qui crie et jubile, mais la chair déchirée et le combat plein de bave d'une vie qui éclate toujours dans le soleil. Une vie qui mourra avec le soleil.
Oui, sans cesse, ça brasse et ça déborde tempêtes sauvages et claquements d'ouragans déchaînés! - dans la tête de ce sculpteur qui n'aime pas les coqs en pâte.
D'origine saint-galloise, graveur sur étoffe de première formation, il s'est établi, depuis quelques années, à Saint-Sulpice, au cœur du village, dans une petite maison merveilleusement retapée et restaurée, à son image. Tout à la fois havre de paix, repère de vrais amis (ah, la bonne soupière du vendredi soir !), exposition permanente, musée à domicile, où l'on a les coudées franches, entre un aveu , une confidence, et le verre de l'amitié.
Les vrais artistes - n'est-il pas vrai? - ne se prennent jamais au sérieux.
C'est donc le fer, découpé, puis mis bout à bout, et soudé avec minutie, qui passionne le sculpteur serpeliou. L'idée créatrice jaillit sous la cisaille, dans l'ombre et la pénombre de l'atelier, où claque aussi l'étincelle. Combat ardu de l'homme avec une matière qui ne se laisse pas faire. Moins encore, chatouiller ! Il faut du cœur, et du coffre, pour maîtriser un métal froid, qui deviendra, sous les coups de boutoir, avec la complicité d'un Vulcain moderne, un cri, une joie, une tristesse, une allégorie.
Autant de présences de notre mystère. De notre rêve perpétuel.
Claude Ruchet
Objet de convoitise pour certains affairistes avides de placements sûrs, considéré par l'immense majorité comme un aimable divertissement auquel il est loisible de s'adonner quand on a vraiment rien d'autre à faire, l'Art prend, peu à peu, tout de même une place prépondérante dans les nourritures que l'âme, qui se cherche, considère comme indispensables.
A ce niveau, il n'est plus à craindre de supercherie ou de modes, le contact entre l'artiste et son public peut s'établir d'emblée, tant par les œuvres exposées que par la rencontre personnelle, quand elle est possible.
Cette rencontre avec un artiste tel que Walter Weibel (44, rue du Centre, St. Sulpice) n'est certes pas absolument nécessaire pour comprendre et apprécier une œuvre à première vue étonnante, en sculpture comme en peinture. Mais quand elle est possible, un contact peut s'établir, permettant aux curieux de ne pas s'égarer. Walter Weibel est d'abord fasciné par la matière à travailler; par la technique de soudage d'éléments en tôle par exemple, il atteint un grand degré de finesse, de perfection de formes animales ou surréalistes. D'emblée la sculpture attire et retient le regard, sans chercher à décontenancer, mais en imposant sa présence par un élément d'énergie, de volonté, de force auquel la beauté n'est jamais étrangère. Un taureau en arrêt sous les coups d'un invisible toréador, un œil immense dans un espace étincelant de formes radiantes sont les deux motifs extrêmes qui m'ont particulièrement frappé.
Le motif de l'œil se retrouve aussi fréquemment dans la peinture de Walter Weibel, qui sait maîtriser une étonnante variété de styles. Du portrait digne de Dürer à l'évocation terrifiante d'une catastrophe planétaire, l'œil se retrouve dans sa vigilante conscience: mais il tend à se détacher souvent de son support organisé pour devenir, en sculpture comme en peinture, un objet pour soi. Organe sensoriel relié au cerveau par son nerf optique, cet œil-là n'est pas une simple chambre matérielle d'enregistrement passif: c'est bien un tout actif, cherchant le contact avec le monde ambiant. De ce fait, il n'est pas représenté de face, en plan, mais comme un globe complet cherchant à capter plus que des images.
Quelle est donc la véritable nature de ces organes des sens que Walter Weibel décrit dans ses œuvres avec tant d'observation? Un travail en cours permettra sans doute de mieux rendre compte de ce que cherche ce peintre : une série de trois tableaux sera nécessaire pour composer une œuvre inédite, complète, dans la mesure où aucune des trois œuvres ne se suffira, mais où l'ensemble exprimera un devenir, une évolution, une métamorphose.
Que devient cet œil dans la civilisation moderne, voilà bien un motif qui soucie ce grand artiste. Le prochain journal nous fournira l'occasion de revenir, du point de vue de l'observation scientifique, sur les menaces qui pèsent actuellement sur l'œil humain.
Prof. P. Feschotte
«L'avenir! J'aimerais que ça continue comme ces deux dernières années.»
Parce qu'il y a deux ans, le cœur de Weibel a bien failli se dessouder: médicalement, on appelle ça un infarctus. Alors depuis, il regarde la vie différemment et la personnalité de l'artiste en lui s'est raffermie tout en conservant une vivacité et une jeunesse d'esprit qui surprennent parfois.
A près de 50 ans, Walter Weibel traite avec une sensibilité extrême l'art difficile de la sculpture du fer. Le fer, ce matériau lourd, dur, solide, résistant, indiscipliné, se plie, s'assouplit, se discipline par la volonté de l'artiste qui le fait visage expressif, formes délicates, corps vibrant, poisson glissant, oiseau au plumage touffu. Alors, le figuratif est souvent mêlé de fantaisie et l'abstrait révélateur de réalisme.
Observateurs ou curieux, persifleurs ou désabusés, les oiseaux fantastiques s'imposent lentement à soi dans la chaleur de l'immense pièce où reçoivent Weibel et les siens. Car recevoir a ici un sens, est une réalité d'où est banni tout snobisme intellectuel ou d'artiste vaporeux.
Weibel, comme son art qui est aussi un métier, est bien planté dans la réalité de la vie. Même lorsqu'il rêve la nuit que toutes les contingences sont levées pour qu'il puisse enfin créer et réaliser «en grandes dimensions», il vient achever son rêve debout en suivant le jeu des ombres de son village endormi.
Jacques Schluchter
Je l'ai rencontré pour la première fois dans une boutique d'objets d'art exotiques et insolites qui se trouve au cœur de Lausanne. Il esquissait d'une façon cocasse et pataude un pas de danse sur un air folklorique mexicain plein d'exubérance et du soleil de ces régions. Son air bonhomme et sa moustache tombante m'amusèrent. J'appris qu'il était sculpteur. Walter Weibel, ce nom me disait quelque chose. Il me montra l'une de ses œuvres, exposée entre un totem de Nouvelle-Zélande et un fauteuil en osier japonais: c'était un long brochet tout frémissant, en lamelles hérissées de fer travaillé au chalumeau. Cette technique originale que j'avais déjà vue rafraîchit mes souvenirs: Walter Weibel était l'auteur de toute la décoration du secteur «Art de la Table» à l'Exposition nationale, c'est-à-dire entre autres de l'arbre d'épices et du soleil radieux qui dardait ses rayons métalliques sur une multitude de bouteilles d'un vin bien de chez nous.
- Passez un jour à Saint-Sulpice, me lança-t-il gentiment comme je quittais la boutique.
Ce que je m'empressais de faire quelques temps plus tard, car j'étais curieuse de le voir travailler et j'avais envie de parler avec lui.
- Comment avez-vous choisi le fer de construction comme matériau de base ? Walter Weibel ôte ses lunettes de hibou pour me répondre.
- J'ai essayé un peu toutes les matières. Pour l'Exposition nationale, il fallait utiliser un matériau simple, du béton brut, du bois, de la pierre ou du fer. J'ai opté pour le fer, car il m'a semblé que je pourrais trouver une technique nouvelle, sans employer de forge comme le font beaucoup d'autres sculpteurs.
- Comment procédez-vous pour créer vos sujets?
- Je dessine sur une plaque de fer chaque partie de la chouette que j'ai projeté de faire, je coupe au chalumeau des petites pièces que je soude par la suite. Tout n'est presque que de la soudure. Le fer permet de rendre certains éléments très vivants. Ma sculpture est plus belle quand elle est incandescente, toute rouge et orange. Hélas, ça n'est qu'une vision très fugitive dont je suis le seul privilégié.
- Qu'aimez-vous créer?
- Des oiseaux, des poissons (je fais de la plongée sous-marine et je les observe longuement pour essayer de les rendre le plus véridique possible), des paysages en bas-relief, des sujets figuratifs uniquement. Il me montre Lavaux, Berne, traités ainsi. Les petites maisons du bord de l'Aar ont quelque chose de naïf dans leur alignement, et me rappellent certaines sculptures romanes du XIIe siècle.
- Je fais également des plaques de cheminées. Tous ces objets s'accordent très bien soit avec le rustique, soit avec le moderne. Mes animaux sont plus spécialement conçus pour un parc, un jardin, une allée, ou encore pour un grand hall d'entrée.
- Quels sont vos clients ?
- Surtout des étrangers, des Grecs et des Américains qui avaient visité mon exposition à Lausanne l'année passée. Mon premier client a été M. Fentener, qui fait actuellement couler beaucoup d'encre.
Actuellement, je travaille une immense plaque qui ornera la façade de la nouvelle salle de gymnastique de Cossonay. Un concours avait été ouvert, le sujet était libre. Je suis sorti premier et on m'a confié cette façade.
En effet, la pièce où nous entrons pour boire un petit café est toute empreinte de la personnalité de ses habitants : au fond, un mur de pierres grises qui contraste avec les murs blanchis à la chaux comme ceux des mas provençaux, des poutres mordorées, une cheminée pleine de... pommes. Tout y est simple, original et sympathique.
Nous discutons avec chaleur et j'en oublie l'heure du bus. Je me sens un peu comme chez moi dans cette vieille maison hospitalière, au milieu de ces oiseaux fantastiques au plumage métallique, qui semblent sortis d'une forêt enchantée.
Un hibou chevelu comme un Beatle, une des dernières œuvres de Walter Weibel, me fait un clin d'œil et j'ai beaucoup de peine à quitter son regard amusé et pointu pour aller prendre le bus suivant.
Nicole Métral
A Saint-Sulpice, Weibel est un «artiste». L'allure générale est jeune, le cheveu et la moustache embroussaillés, selon l'étiquette.
Le visiteur, d'emblée, est situé. L'entrée du domicile : insolite, avec ses animaux de métal qui vous toisent d'un regard étonnamment présent. Puis Weibel qui vous dit: «Plus on vieillit moins on cause... plus, par contre, on a envie de réfléchir».
Et Walter Weibel vous introduit alors dans une grande pièce où les objets, les toiles, les lavis, les gravures les plus diverses se chevauchent dans une harmonie générale de bon goût.
Ce ne sera pas facile d'établir le dialogue avec un tel personnage! pensent les visiteurs. Mais, soudain, Walter Weibel empoigne seul la conversation avec la même ferveur, la même passion qui doit parfois l'envahir lorsque l'artiste sent le besoin de travailler sa matière : le fer.
Il ne «causera» pas, il «plongera» dans son sujet avec une vigueur, un enthousiasme pour le moins impressionnants. Et l'on se rend compte immédiatement que le temps disponible ne nous donnera la possibilité de découvrir qu'une partie infime du personnage. Tant il a à dire .
«Depuis que j'ai eu un infarctus, je vois la vie différemment, mon travail surtout. D'abord il m'a fallu du temps pour découvrir une technique artisanale qui soit mienne. Celle avec laquelle je peux m'exprimer totalement. Maintenant la technique ne me pose plus de problèmes. J'ai d'autres difficultés à résoudre.»
La diversité de l'œuvre provoque instantanément l'intérêt en même temps qu'elle fait comprendre la difficulté, les recherches de l'artiste pour se situer. D'ailleurs Walter Weibel ne semble pas pressé «d'arriver» ; on le devine heureux - il le dit - d'avoir encore à se battre pour résoudre, pour approcher un but qu'il ne connaît pas, pour découvrir le nouveau qui, chez Weibel, ne remet rien en cause, mais lui donne une impulsion, un désir violent de continuer la recherche.
Depuis sa maladie, le docteur lui a conseillé : «Vous ne devez plus travailler qu'à vingt pour cent .»
«Je travaille à cent vingt pour cent», lance Weibel et il rit avec force et gaieté, spontanément, presque comme un enfant.
«La sculpture avec le fer est pénible. Je continuerai tant que je serai fort, mais je finirai où j'ai commencé : avec la gravure.»
Puis il donne de nombreuses explications techniques. Son travail, il ne le conçoit que fait impeccablement, avec minutie.
«Mais, dit-il, dans tout ce que je crée actuellement, je laisse une ouverture, une possibilité pour continuer. Pour l'imagination, pour la vie qui ne s'arrêtent jamais.»
Walter Weibel ainsi se découvre en partie: il est un optimiste.
«Avant tout, je suis très sensible. D'une sensibilité excessive. Tout ce qui représente la vie est pour moi une espèce de drogue. Ainsi la musique avec laquelle j'aime travailler. Beethoven correspond non seulement à un état d'âme mais avant tout à la sculpture, à la peinture que j'ai entreprises. Tout est lié. Avec Gershwin - Walter Weibel fait avec les bras des gestes comme s'il voulait soudain s'envoler - je voudrais réussir des objets énormes qui déborderaient du cadre de la pièce.» Sans exagération, il dit alors ce qu'il ressent...
Lorsqu'on lui demande, comme ça, soudainement, s'il est «facile» à vivre pour ses proches -une femme et trois enfants Walter Weibel paraît d'abord étonné de la question, puis il s'en amuse. Mais il répond avec le même sérieux, la même honnêteté qui caractérisent son œuvre artistique: Il est difficile d'être plus pénible, lâche-t-il.
Excessif en tout, un pauvre diable que je croiserais dans la rue me fera pleurer. Comme je m'intéresse à tout, je réagis, je vis intensément. Je crois que c'est ce qui m'a fait «péter» le cœur.
«L'existence de ceux qui m'entourent n'est pas toujours simple. Mais à 47 ans, je fais le maximum pour m'améliorer...» Une fois encore, on le croit sur parole!
Un artiste, domicilié à Saint-Sulpice, aux portes de Lausanne, vivant de son «expression», n'est pas un personnage que l'on rencontre, en Suisse surtout, fréquemment. Ses débuts furent difficiles, rien d'original à cela. Mais la ténacité de l'homme, son volume de travail lui permirent de faire front, de réussir enfin. Ses compatriotes ne l'ont pourtant pas beaucoup aidé. Il étonne tellement; parfois même – Weibel l'explique en riant -il fait peur. «Lorsque je prends le bus pour me rendre à Lausanne, on hésite à venir prendre place à côté de moi. On me regarde souvent drôlement: c'est que je ne gagne pas ma vie comme tout le monde! Et pourtant, voyez-vous, je ne recherche que les contacts humains. Ainsi je déplore la disparition... des bistrots lausannois. «La Cloche», le «Central», les «Philosophes» où je trouvais toujours un homme pour échanger des idées. Comment le pouvez-vous dans les «machins» actuels, endroits souvent sinistres, dépourvus de personnalité où l'on ne parle que la main sur la bouche !» Comment ne pas être d'accord avec lui...
Mais Walter Weibel, que les Helvètes regardent souvent avec curiosité, est un artiste qui vit, qui mange, qui est libre «financièrement» grâce à l'étranger où l'on met, généralement moins de temps pour s'éveiller:
Puis, alors que ce constat semble l'amuser, Walter Weibel ajoute : «Les collectionneurs suisses d'œuvres d'art sillonnent l'étranger. Le 90% des collections privées helvétiques est certainement importé... C'est ainsi !»
Pour Weibel, originaire de Saint-Gall, ces découvertes ne sont que des problèmes concernant le «bifteck» comme il le dit. Ce n'est pourtant pas ce qui compte le plus pour lui : puisqu'il connaît la signification d'en manquer!
Il lui reste encore à se battre, avec l'aide de ses chalumeaux, de ses pinceaux, contre la matière, contre l'obsession créatrice, la force permanente qui bouillonne en lui.
Et pour l'avoir approché, deviné, on peut vous assurer qu'elle est énorme.
Norbert Eschmann et Pierre-André Krol